Allocution de Soeur Véronique Margron, Présidente de la CORREF, suite à la remise du rapport de la CIASE
" Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs membres de la CIASE,
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi, aujourd’hui, d’en rester à ces titres, pour nous tous, Mesdames et Messieurs.
Si pour recevoir ces pages de douleurs et d’ombre de la mort, nous sommes là, évêques et supérieurs religieux, c’est avant tout dans nos vies de femmes et d’hommes que nous les recevons, depuis ce beau titre souverain, partagé par tous et chacun, de Madame et Monsieur.
Monsieur le président, peut-on bien recevoir un désastre ?
Que dire, sinon éprouver un infini chagrin, une honte charnelle, une indignation absolue ? Face à la grande douleur des enfances emmurées - que la victime soit mineure ou majeure – car c’est toujours l’enfance qui est violentée.
Personne de nous n’est préparé et n’a compétence pour faire face au chagrin. À commencer par les victimes de ces crimes, de ces fracas de l’intime.
Il faut se taire tout au-dedans de soi pour se recueillir devant chaque vie plongée dans les abîmes, devant les crimes massifs commis dans l’Église, mon Église. Devant ce peuple brisé par la violence de l’effraction.
Ce que Hannah Arendt nomme la banalité du mal : ce qui le minimise, le dénie, le dissimule, usant d’euphémismes et de stratagèmes, conscients ou non, d’évitements ou pire de complicité et de lâcheté. Là où elle doit être protectrice de la dignité, soutenant la grandeur de toute existence, habitée d’un infini respect qui lui vient de son Dieu. L’Église aura laissé abuser, profiter de la vulnérabilité. Elle y aura participé.
La banalité du mal, commis par des auteurs à l’humanité quelconque – « ce qui ne les exonère ni ne les libère », comme l’écrit la philosophe Myriam Revault d’Allones - radicalise le mal commis et son scandale. Le rend plus infernal encore.
C’est ce que vous dévoilez.
Il est difficile de vous remercier de pareille révélation. Pourtant je le fais avec une très grande gratitude. Pour votre engagement sans faille M. Sauvé, Mme Sylvette Toche, secrétaire générale, tous les membres, les rapporteurs, les équipes de recherche et tous ceux qui vous ont épaulés d’une façon ou d’une autre. Je mesure un peu l’épreuve inédite qu’aura représenté de s’enfoncer dans ces « bas-fonds » de l’humanité, comme vous le disiez à Cécile Chambraud du Monde.
Lisant cette phrase, je repensais à La Traversée de l’en-bas de Maurice Bellet. Voilà ce qu’il dit : « le seul remède spécifique à la tristesse de l’en-bas : qu’il y ait de l’humain dans cette région-là, suffisamment proche et suffisamment libre de l’horreur, pour que ce soit présence et paroles auxquelles on puisse enfin se fier ». Je crois que c’est ce que vous avez vécu, là où vous avez demeuré durant ces 2 ans et demi. Consentir à habiter dans cet en-bas, pour en ce non-lieu être fiables et présents devenant ainsi des « témoins des témoins ». C’est là encore qu’il convient de demeurer, si nous voulons vraiment entendre et apprendre.
Vous déployez, de façon rigoureuse et documentée, les types d’abus qui ont sévi dans l’Église et les dispositifs qui ont servi l’emprise. Ils touchent à ce qui nourrit la vie chrétienne, ma foi. Pervertir la Parole de Dieu, les sacrements, la volonté de Dieu, l’aspiration spirituelle, l’amour, afin qu’ils servent les abus spirituels, les abus de conscience, de pouvoir et les atteintes sexuelles. Oui, mesurer que ce qui est au service du déploiement de l’existence, de la confiance, de l’amitié avec Dieu est devenu une œuvre de mort, de désolation.
Que l’Église, la vie religieuse, qui n’ont pas d’autres finalités que de témoigner de cette vie surabondante qui vient de Dieu aient pu porter la mort, et la mort massive, est intolérable, crucifiant. Et nous rend éminemment responsables.
M. Édouard Durand, coprésident de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), présent avec nous, qualifie l’inceste de « crime contre l’humanité du sujet ». Bien douloureusement nous pouvons dire de même des abus et atteintes sexuelles commises dans l’Église catholique, sur mineurs comme sur majeurs. Des crimes contre l’humanité du sujet intime, croyant, aimant.
Comment s’en remettre ?
Nous n’avons pas fini de devoir, impérativement, tout revisiter. Le faire avec les témoins qui ont pu desceller leur parole, et qui, par le tragique, savent d’un savoir unique ce qui est faux. D’autant que comme le montre fortement votre rapport, il ne s’agit pas seulement de faire enfin justice quant aux crimes passés car pour les victimes, ces crimes n’ont pas vieilli en leur chair. Mais, de plus, c’est toujours au présent des méfaits commis qu’il faut parler.
Je vous remercie de tout cœur de vos recommandations. Si elles étaient demandées dans la lettre de mission, encore fallait-il, face à pareil constat, y parvenir.
Je reçois vos 45 recommandations comme un signe d’exigeante confiance en l’Église qui est en France. Un signe d’espérance aussi que nous pourrons nous situer en vérité d’humanité, être responsables, faire justice et réformer tout ce qui doit l’être. Mais non les uns sans les autres, non sans les témoins et les témoins des témoins, non sans l’expérience des autres institutions, des autres Églises - sans pouvoir, humblement. Cette confiance et cette espérance nous obligent, nous vous en sommes redevables, comme aux victimes et témoins qui nous demandent légitiment des comptes.
Permettez-moi de conclure ces quelques mots par ces lignes de Bernanos, qui me soutiennent durant ces mois et semaines :
« L’espérance est une détermination héroïque de l’âme, et sa plus haute forme est le désespoir surmonté. On croit qu’il est facile d’espérer. Mais n’espèrent que ceux qui ont eu le courage de désespérer des illusions et des mensonges où ils trouvaient une sécurité qu’ils prennent faussement pour de l’espérance. L’espérance est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme… On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts. » [1]
C’est là où nous sommes. "
Véronique Margron,
Présidente de la CORREF
Paris, 5 octobre 2021
[1] Georges Bernanos, conférence 1945