« Il n’est d’humanité que plurielle » — Diocèse de Saint-Denis-en-France

Aller au contenu. | Aller à la navigation

Outils personnels

Diocèse de Saint-Denis-en-France
menu
menu
  • dscf9927-ok.jpg
Actions sur le document

« Il n’est d’humanité que plurielle »

Le Service national pour les relations avec l'islam (SRI) et le CCFD-Terre Solidaire de Seine-Saint-Denis ont invité le père Jean-Paul Vesco (8/12/13), nouvel évêque d'Oran, pour témoigner de l'Eglise catholique en Algérie.
Publié le 16/04/2014


Article de Anne-lsabelle Barthélémy, publié dans le magazine Faim et développement édité par le CCFD-Terre Solidaire (N°280 – Avril 2014).
Avec l'aimable autorisation du CCFD-Terre Solidaire et de l'auteur.
 

« Il n’est d’humanité que plurielle »

La rencontre se déroule par un froid dimanche de décembre dans la crypte de l'église Saint-Augustin-des-Coquetiers de Les Pavillons-sous-Bois. Comme l'explique Pierre Vidal, organisateur de la rencontre en accueillant le père Vesco, les chrétiens du 93 partagent avec les chrétiens d'Algérie certaines réalités, dont une forte présence de l'islam et de l'immigration.
C'est un homme simple et chaleureux de 52 ans qui se présente, en habit de couleur claire rehaussé d'une modeste croix de bois. Il tient à évoquer, avant de commencer, son imprégnation de la spiritualité des figures qui ont marqué la présence chrétienne en Algérie : Charles de Foucauld, Pierre Claverie évêque d'Oran assassiné en 1996, les moines de Tibhirine.
Rien ne prédisposait ce jeune Dominicain ancien avocat d'affaires, à cette passion pour l'Algérie. Une discussion avec un prêtre ouvrier l'incite à accepter une première mission là-bas. Au bout de huit ans, alors qu'il s'apprêtait à rester toute sa vie en Algérie, il est élu par ses frères, en décembre 2010, provincial de l'ordre des Dominicains de France. Il s'investit dans sa nouvelle mission, mais vit son départ comme un arrachement.
C'est la décision de Benoît XVI de le nommer fin 2012 évêque d'Oran qui le renvoie dans ce pays tant aimé. Il répond aux questions des chrétiens venus assister au temps d'échange.

Faim et Développement : Quelle est la situation de l'Église d'Algérie aujourd'hui ?

Mgr Jean-Paul Vesco : L'Église d'Algérie s'inscrit dans une histoire particulière. Elle est liée à l'histoire coloniale tout d'abord, espagnole puis française, qui marque le retour de la chrétienté après sa disparition totale pendant des siècles. Cette histoire récente est visible encore aujourd'hui avec la présence d'édifices religieux dans de très nombreux villages, et une préoccupation traditionnelle concernant l'accès à l'éducation et aux soins. Mais l'Église d'Algérie a aussi un deuxième acte de naissance. C'est l’appel aux religieux et religieuses de rester en Algérie en mars 1962 de Mgr Duval, archevêque d'Alger. Il aurait été pourtant logique que les pasteurs suivent leurs fidèles et quittent le pays. Mais Mgr Duval avait déjà pris parti contre la torture, et pour une Algérie indépendante. Il pose, à ce moment où s'ouvre aussi le concile Vatican II, l'idée prophétique qu'une Église dans un pays musulman « sans peuple chrétien» a un sens. Depuis cinquante ans, l'Église d'Algérie vit véritablement de cet appel alors que le contexte a énormément changé.

Dès septembre 1962, les écoles chrétiennes se remplissent d'enfants algériens, jusque dans les années 1970 où toutes les écoles et dispensaires sont nationalisés. Il devient ensuite de plus en plus difficile d'avoir un contrat de travail pour les étrangers, et donc pour les religieux. Pourquoi rester ? Cette question culmine pendant la décennie noire, dans les années 1990, alors que la vie des religieux est en jeu, comme le montre très bien le film Des hommes et des Dieux (de Xavier Beauvois. 2010. Ndlr). C'est pourtant à ce moment-là, alors que l'Église avait perdu tout son pouvoir et son utilité apparente, que le sens de sa présence est devenu pleinement visible. L'histoire de l'Eglise d'Algérie est l'histoire d'une Eglise qui veut rester fidèle au Christ et à sa vocation : rester une Église citoyenne, au service de la société algérienne.

Comment définiriez-vous le rôle de cette Église ?

Aujourd'hui, l’Église d'Algérie a deux poumons. C'est une Eglise citoyenne, engagée dans la société dans laquelle ses membres vivent. Pour être présents auprès de la société musulmane algérienne, les chrétiens ont développé de nouvelles activités, notamment les bibliothèques universitaires, fréquentées par près de 5 000 étudiants. Pendant un temps, elles étaient le seul accès sérieux aux ouvrages d'études. Elles sont aussi des lieux d'échanges et de rencontres impossibles autrement. C'est précieux, dans une société algérienne, qui comme la société française, est travaillée par des forces de division. Nous ne sommes pas là dans un objectif de prosélytisme. Ces expériences-là sont des expériences d'unité, qui s'appuient non sur ce qui nous divise, mais sur ce que chacun a de meilleur. Et je peux témoigner que l'Evangile y est pleinement vécu.

Le deuxième poumon de l’Eglise d'Algérie, c'est bien sûr la communauté chrétienne, qui a beaucoup changé depuis l'appel du cardinal Duval. Aujourd'hui, les chrétiens sont à majorité d'origine subsaharienne. A la cathédrale d'Oran, pour le premier dimanche de l'Avent, sur deux cent cinquante personnes, il n'y avait que vingt à trente « visages pâles ». Parmi ces nouveaux fidèles, des étudiants venus de toute l'Afrique qui restent entre deux et trois ans, et dont le dynamisme nous porte.

Surtout, nous voyons maintenant beaucoup de chrétiens migrants, bloqués dans leur projet de rejoindre l'Europe. Au début, nous avons vu arriver surtout des hommes, qui se cachaient, et venaient pour prier. Puis des femmes, de plus en plus nombreuses, et avec elles les enfants, ce qui est tout nouveau pour notre communauté. En 2013, cent cinquante enfants sont nés dans notre diocèse. Ces chrétiens sont souvent dans une situation extrêmement vulnérable et leur accueil représente un nouveau défi. Nous donnons une aide matérielle d'urgence, mais surtout beaucoup d'informations, de contacts. L'accueil des migrants nous amène à travailler avec de nouveaux acteurs : des associations, mais aussi des individus, médecins, secrétaires… De belles rencontres se nouent, avec ces « héros ordinaires » algériens aidant des migrants mal perçus et sans aucun droit. Pour un pays qui s'est toujours considéré comme un pays d'émigration, dont les ressortissants se perçoivent souvent mal accueillis en France, c'est un défi de réaliser que l'Algérie est aussi en train de devenir un pays d'immigration.

Comment chrétiens et musulmans peuvent-ils vivre ensemble ?

« Il n’est d'humanité que plurielle », disait Pierre Claverie. J'y crois profondément. Certains chrétiens ou musulmans croient que le salut passe par la conversion de tous les habitants de la terre à leur religion. C'est un leurre qui nous mène souvent à la violence.

Je crois que la différence religieuse n'est pas accidentelle et fait, d'une certaine manière, partie du plan de Dieu sur terre. Plutôt que de se combattre, de gagner en puissance ou en parts de marché, le salut est pour moi de gagner en reconnaissance de l'autre, quand la rencontre avec la différence est vécue comme un enrichissement. Nous n'avons pas à forcément tout comprendre de la religion de l'autre, tout comme l'autre ne comprendra pas la manière dont nous vivons notre foi de l'intérieur. Mais quand la rencontre avec quelqu'un dont la foi est différente me touche, je perçois quelque chose de la révélation de Dieu. Ces rencontres, je suis sûr que vous en avez tous fait. Dans ces moments-là, nous ressentons que cette rencontre entre deux religions est possible, et qu'elle nous porte. Personnellement, je crois que le chemin à suivre est là.

Nous devons savoir regarder ce qui est beau, car ce sont les belles choses qui nous font vivre. Cela ne signifie pas nier les problèmes, mais éviter que l'un ne pollue l'autre. La naïveté pour moi est d'imaginer qu'on va régler les problèmes en dressant des murs. Partout, des voix se font entendre pour dire que chrétiens et musulmans ne peuvent pas vivre ensemble. Je rentre du Mali où les chrétiens ne représentent que 1 à 2 % de la population mais jouent un rôle très important. Là-bas, j’ai vu un couple mixte musulman et chrétien, dont les enfants sont majoritairement chrétiens et d'autres musulmans. Je ne nie pas toutes les difficultés de la coexistence, mais si c'est possible, c'est qu'il y a un chemin. L'islam est, il ne disparaîtra pas. Nous devons vivre le meilleur ensemble, car nous ne pouvons pas divorcer.

En Algérie, nous sommes aussi témoins de gestes d'une humanité d'une grandeur qui sont des ponts au-dessus des abîmes. J’ai rencontré à Lyon, après une représentation de la pièce de théâtre Pierre et Mohamed, un ancien combattant algérien. Cet homme m'a raconté que son neveu avait été approché pour faire un attentat à Saint-Eugène, là où Pierre Claverie a été assassiné. Il a refusé et a été égorgé, pour ne pas avoir voulu porter atteinte à la vie de chrétiens. Un geste comme celui-ci vaut tellement plus que ces murs qu'on nous dresse.

En Seine-Saint-Denis, certaines familles sont confrontées à la conversion de leurs enfants à l'islam. Elles sont très désemparées et démunies. Que leur dire ?

La liberté de l'enfant prime, mais c'est vrai, cela nous touche énormément. Nous pouvons avoir de grands mots sur la liberté religieuse, ce n'est pas si facile. On dit souvent : « Il choisira quand il sera grand. » Dans une société devenue très areligieuse, nous avons tendance à occulter que nous appartenons à une religion, et que nous l'avons reçue. Or, les conversions sont souvent douloureuses pour l'environnement. Cette souffrance révèle que notre religion est peut-être plus importante qu'on ne le pensait. C'est important pour les parents de ne pas rester seuls face à leurs questions, comme le propose d'ailleurs le diocèse de Seine-Saint-Denis.

Comment sont perçues les conversions au christianisme en Algérie ?

Nous célébrons quelques baptêmes, très peu en réalité. Des personnes se présentent, souvent mues par un appel mystérieux et réel, mais nous n'allons pas les chercher. Le cheminement prend du temps, car nous savons que la personne, en étant baptisée, deviendra comme étrangère dans son propre pays. La question est : le baptême prime-t-il sur tout le reste ? Pour des jeunes, surtout des garçons, demander le baptême signifie courir le risque de devoir renoncer à se marier en Algérie, et être marginalisé dans la société. Le maître-mot reste la discrétion et le désir de rester inscrit dans son tissu familial et social. Dans notre communauté, une femme a reçu le baptême, il y a très longtemps. Toute sa famille le sait bien mais cela n'a jamais été dit, et au fond son choix est implicitement accepté. Cela existe aussi.

Dans les années 2000, au sortir de la décennie noire, les évangéliques ont osé des choses que nous nous interdisons, au nom du respect de la liberté de conscience et au nom aussi du respect de la théologie catholique, réaffirmée par le concile Vatican Il. Les évangéliques ont réussi néanmoins à faire exister une toute petite minorité chrétienne et il est légitime que cela nous interroge. Si je ne peux pas cautionner certaines méthodes ou présupposés théologiques, nous ne pouvons prétendre à détenir seuls la vérité. Comme pour l'islam, j'accepte une immense part de non-savoir… Mais nous sentons que cela n'est pas le témoignage que nous avons nous, en tant qu'Eglise catholique, à donner. Nous croyons que nous sommes là d'abord pour témoigner d'un Dieu d'amour qui est à l'œuvre dans le monde pour le salut de tous les hommes de bonne volonté, quelle que soit leur race et leur religion.

Anne-lsabelle Barthélémy,
CCFD-Terre Solidaire